Ces dernières années, la voiture électrique s’est imposée dans le débat public. Aujourd’hui, l’échéance de 2035 fixée par l’UE de la fin des ventes des véhicules thermiques neufs cristallise le débat.
A travers cet article, nous interrogeons les réalités complexes derrière cette transition technologique : inégalités territoriales, impacts sanitaires persistants, dépendances industrielles et absence de vision d’ensemble.
En mobilisant les outils de la géographie et de l’aménagement, cet article analyse la cohérence d’un modèle centré sur l’électrification des véhicules individuels. Car au-delà des moteurs, c’est bien notre rapport à la mobilité et à la société qu’il faut repenser.
Introduction

Il y a quelques semaines, je publiais la première carte nationale des émissions de CO₂ liées aux trajets domicile-travail. Depuis, mon fil Linkedin s’est parsemé de débats sur les véhicules électriques (VE), souvent passionnés, parfois dogmatiques.
Plutôt que d’ajouter une opinion de plus, je souhaite ici proposer une lecture géographique et systémique de la question. Car derrière la transition énergétique se cache un enjeu plus profond : la transformation de nos territoires, de nos usages et de nos politiques publiques.
1. Santé publique : les particules ne disparaissent pas
Les véhicules électriques ne règlent qu’une partie des nuisances environnementales. Certes, ils suppriment les émissions d’échappement (NOx, CO₂, hydrocarbures imbrûlés), mais les particules issues du freinage, des pneus et de la re-suspension demeurent.
Selon l’ADEME, depuis 2022 plus de la moitié des particules fines émises par les véhicules récents proviennent désormais du non-échappement. En 2022, à peine 1 % du parc était électrique, or le surpoids induit par la batterie des VE, souvent 300 à 600 kg de plus que leurs équivalents thermiques aggrave ces phénomènes.
Ainsi, si le passage à l’électrique peut améliorer la qualité de l’air globalement, il ne garantit pas de bénéfice sanitaire local. Les centres urbains denses, déjà saturés, restent exposés aux nuisances sonores, à la congestion et à la poussière de chaussée.
Basculer vers les véhicules électriques ne fait pas changer de paradigme.
2. Climat : un gain sous conditions
Une voiture électrique peut, sur l’ensemble de son cycle de vie, réduire les émissions de CO₂ de 50 à 70 % par rapport à un modèle thermique, à condition que plusieurs critères soient réunis :
- une production décarbonée (mix électrique peu carboné) ;
- une batterie de taille raisonnable (< 60 kWh) ;
- une durée de vie suffisante du véhicule (cf. § suivant) ;
- une recyclabilité effective des matériaux.
En France, une citadine électrique compense son surcoût carbone après environ 10 000 à 15 000 km, soit moins d’un an d’usage pour un automobiliste moyen. Dans le reste de l’Union européenne, le point de bascule carbone se situe autour de 17 000 à 25 000 km selon le rapport de l’ICCT (2025).
Pour les véhicules lourds (SUV et grandes berlines), cette neutralité n’est atteinte qu’au bout de 50 000 à 100 000 km, selon la taille de la batterie et le mix électrique. Autrement dit, plus la voiture est lourde et le mix carboné, plus la promesse climatique s’éloigne.
Mais attention :
- Ces chiffres ne garantissent pas un avantage carbone maximal si l’usage reste faible ou si la durée de vie du véhicule ne suit pas ;
- La France bénéficie actuellement d’un mix favorable (nucléaire & hydraulique), mais cette équation reste fragile :
- dépendance à la filière nucléaire,
- tensions sur l’approvisionnement en métaux critiques (lithium, cobalt, nickel) y compris l’uranium,
- ou encore externalisation de l’empreinte carbone vers les pays producteurs.
Le véhicule électrique n’est pas intrinsèquement « vert » : il dépend du système qui le porte.
3. Économie : une transition sociale très inégalitaire

Aujourd’hui, le coût moyen d’un véhicule électrique dépasse 40 000 €, contre environ 25 000 € pour un véhicule thermique. Cette barrière économique structure un biais social majeur : les classes aisées (souvent urbaines) peuvent s’équiper, tandis que les ménages modestes, souvent dépendants de la voiture, restent captifs du thermique.
Le marché de l’occasion reste extrêmement balbutiant. Les batteries, coûteuses à remplacer, font chuter la valeur résiduelle, tandis qu’un léger accident peut conduire à la mise en épave d’un véhicule encore fonctionnel.
Actuellement, la transition vers l’électrique ne profite pas à ceux qui en ont le plus besoin.
4. Territoires : l’électrification ne crée pas de justice spatiale


La diffusion des véhicules électriques suit une géographie très inégale :
- la densité d’infrastructures de recharge est concentrée dans les agglomérations (et les lieux touristiques : montagnes, littorales) ;
- les incitations financières demeurent plus efficaces auprès des ménages solvables ;
- une faible disponibilité de bornes publiques en zones rurales et périurbaines.
Des plans ambitieux et structurants en IRVE sont proposés par certaines fédérations départementales de l’énergie, leur mise en œuvre est à suivre.
Comme je l’ai montré dans mon article du 26 août dernier (à l’appui de l’analyse d’un bassin de vie de 230 000 habitants dans l’Oise), les fractures modales sont corrélées socio-spatialement : 43 % des cadres prennent les transports en commun pour aller travailler en Île-de-France, et 80 % des ouvriers leur voiture.
L’électrification, telle qu’elle est conçue aujourd’hui, ne corrige pas ces déséquilibres : elle les reproduit.
Sans politiques d’aménagement coordonnées (foncier, emploi, services, mobilités actives), la voiture électrique ne sera qu’un symbole technologique de plus, sans effet structurant sur la cohésion territoriale.
5. Prospective : une stratégie sans boussole

En 2035, plus de 70 % du parc automobile français sera encore thermique, et un tiers de la population aura plus de 60 ans. Cette double réalité, d’inertie technologique et de vieillissement démographique, rend illusoire l’idée d’une transition « rapide et homogène ».
Les politiques publiques actuelles se concentrent sur la substitution technologique, alors que la mobilité est avant tout un « fait social total » , pour reprendre l’expression de Marcel Mauss, elle mêle travail, logement, âge, santé et modes de vie.
C’est ici que l’aménageur doit reprendre la main, encore faut-il que la planification ne soit plus perçue comme un vestige du XXᵉ siècle.
Tout miser sur l’électrique, c’est oublier que la mobilité n’est pas qu’une question d’énergie : c’est une question de société, d’organisation et de sens collectif.
6. Un regard de géographe : le besoin d’un nouveau référentiel
Pierre Muller a conceptualisé la notion de référentiel, entendue comme
« les politiques publiques sont aussi le lieu où une société donnée construit son rapport au monde. »
Pierre Muller, « Référentiel », in Laurie Boussaguet et al., Dictionnaire des politiques publiques, Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) « Références », 2014 (4e éd.), p. 555-562.
Or, depuis vingt ans, l’aménagement du territoire français semble privé de cette boussole
Les institutions ont changé de nom (DATAR, DIACT, CGET, ANCT), le ministère de l’écologie a été renommé plus de vingt fois, mais la question écologique s’est imposée sans qu’un référentiel global cohérent ne relie les politiques sectorielles (mobilité, énergie, logement, industrie).
Des changements de nom n’ayant que peu d’effet, puisque la question écologique s’est imposée sans qu’un référentiel global cohérent ne relie les politiques sectorielles (mobilité, énergie, logement, industrie).
En privilégiant la performance technologique, les politiques publiques ont quelque peu délaissé la question des usages et de l’organisation spatiale. Or, c’est bien la géographie (localisation des emplois, maillage des services, densité du bâti) qui conditionne la soutenabilité réelle de la mobilité.
Le « tout-électrique » illustre cette crise du sens
L’accent mis sur la technologique au détriment du projet territorial, traduit une volonté d’agir, mais sans vision territoriale partagée. C’est une politique sans image, une action publique qui ne parvient plus à se représenter elle-même.
L’enjeu n’est pas de rejeter la voiture électrique, mais de construire un imaginaire collectif de la mobilité : sobre, territorialisé et soutenable.
Conclusion
La voiture électrique est une composante de la transition, pas sa finalité.
Elle peut contribuer à réduire les émissions, à condition d’être intégrée dans une stratégie d’ensemble : sobriété, proximité, planification territoriale.
Les géographes, urbanistes et ingénieurs doivent retrouver leur rôle de médiateurs du sens : non pour choisir le futur véhicule, mais pour redéfinir la place de la mobilité dans la société.
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