Introduction
L’objet de cet article est de présenter une étude du paysage de Cayeux-sur-Mer et de ses Bas-Champs. Cayeux est une commune du département de la Somme, dans les Hauts-de-France, d’environ 2400 habitants (INSEE 2022). Face à la Manche, elle est située à 7 Km au sud de l’estuaire de Somme. Les Bas-Champs qui l’entourent sont une formation singulière à plusieurs titres.
Il s’agit d’un espace marécageux formé d’alluvions (dépôt de sédiments) pour la plupart marines, reposant sur un tapis de craie. Le sous-sol peu profond des Bas-Champs se compose, de bas en haut, de sables, de silts (entre sable et argile) et de vases (DREAL, 2017). Surtout, le territoire conserve encore aujourd’hui ses milieux naturels originels : falaises, marais, dunes. Ce croisement de morphotypes1 fait des Bas-Champs une matrice2 naturelle inédite.
Une autre singularité qu’incarne ce paysage, est sa situation dans un intervalle de 2 à 3 m en dessous du niveau des plus hautes marées. Ces terres portent bien leur nom et doivent leur existence à une digue naturelle de plus de 16 km de long. Cette digue outre sa formation d’origine naturelle, présente la particularité d’être formée non pas de sable mais de galets. Tous ces éléments font apparaître l’originalité et l’intérêt de ce paysage remarquable.
Notre réflexion se voit naturellement imposer les limites spatiales des Bas-Champs. Ces derniers forment un triangle d’environ 4300 ha, délimité par la Manche à l’ouest, l’embouchure de la Somme au nord-est et une falaise morte au sud-est qui est la continuité des falaises vives du Pays de Caux en Seine-Maritime. Les sommets de ce triangle sont occupés par les villes de Ault-Onival, Le Hourdel et Saint-Valery-sur-Somme.

Une géographie au centre d’une logique d’imbrication
Le littoral picard s’étend sur plus de 70 km présente des morphologies très diverses. Les Bas-Champs sont morphologie à part et constituent également une transition entre la baie de Somme et les falaises du Pays de Caux. La partie distale, la pointe du Hourdel, est une flèche littorale (poulier). Elle est la zone de dépôt d’une importante unité sédimentologique longue d’environ 120 km. Cette zone est marquée par l’importante érosion des falaises actives (entre 0,1 et 0,7 m/an ; Dolique, 1991) située entre Ault et le Cap Antifer. C’est de l’érosion littorale que naissent les galets, mais c’est au système de dérive qu’Albert Demangeon explique dès 1905 que l’on doit leur forme et la constitution de la digue :
« Les débris des falaises démolies ne s’arrêtent pas longtemps sur la plage ; les flots les entraînent vers le nord-est : c’est la direction de la grande vague de marée qui envahit la Manche à chaque flux. La marée ne représente pas la seule force de transport, […] les vents d’ouest ou d’aval qui dominent sur toute la côte, agissent victorieusement sur la vitesse, la durée et la direction des courants marins. La prédominance des vents d’ouest […] est donc une cause essentielle dans le phénomène d’alluvionnement qui a créé les Bas-Champs. »
− DEMANGEON Albert, La Picardie et les Régions Voisines , Armand Colin, Paris, 1905, p.167.
Un paysage façonné par la mer : la naissance des Bas-Champs
Les Bas-Champs, comme tous les espaces à la frontière entre terre et mer, sont un paysage avec une dynamique forte, où l’on constate une exacerbation des rapports homme-milieu. De plus, l’intérêt que nous portons à cet espace est renforcé par l’ancienneté et la richesse de son histoire. C’est cet attachement à cette histoire, à cette terre, qui conduit encore aujourd’hui les habitants des Bas-Champs à refuser l’invasion de la mer.
L’origine naturelle du paysage des Bas-Champs
Naturellement, les Bas-Champs sont une zone de transition. De plus, par leur imbrication singulière, l’accrétion des galets sur le cordon est favorisée. Toutefois, la formation de la digue est aussi le fruit d’un travail de longue haleine réalisé par l’Homme.

Ici, nous avons un aperçu de l’embouchure de la Somme et des futurs Bas-Champs à l’époque romaine. Ces derniers sont alors en cours de constitution. On retrouve déjà les principaux éléments qui structurent le paysage à savoir :
- L’estuaire
- La ville de Cayeux-sur-mer
- Les falaises d’Ault à St-Valery
Le paysage tenait alors ses caractéristiques de l’estran3 de la Somme. Ainsi, via le réseau de chenaux, la pêche et le commerce sont les activités principales. Il a été découvert des traces d’occupation aux environs du IIIe siècle ap. J.-C. Il s’agit d’artéfacts datant de l’époque du Bas-Empire romain non-loin d’Ault4 dont une grande quantité de médailles d’argent. La présence d’un ossuaire dont les restes sont datés du VIe au XIe à Poutrincourt (à mi-chemin entre Ault et St-Valéry) souligne également l’occupation des lieux. L’histoire du peuplement de ce territoire est ancienne, et intrinsèquement liée aux caractéristiques du milieu.
D’un milieu à un environnement : la mise en culture des Bas-Champs
Le territoire de Cayeux-sur-mer est, à cette époque, fortement marqué par les assauts des Normands. En 881 Louis III ne parvient pas à éviter la destruction des villes de Cayeux, St-Valery et du Crotoy. Le calme ne regagne ces importantes villes portuaires qu’en 911 avec le traité de Saint-Clair-sur-Epte.
A la suite de ces évènements, l’accalmie permet à ce paysage de connaître des processus qui vont le transformer.
Géographiquement d’abord, le bras de la Somme longeant les falaises jusqu’à Ault s’obstrue, sans qu’il soit déterminé si cela est le fait de l’Homme. Ceci engendre la formation de ce que l’on nomme le Hâble d’Ault d’une part, et, d’autre part, cela favorise le système de dérive littorale nourrissant la digue. En effet, le flux de la Somme étant dorénavant concentré dans l’estuaire, les galets sont sous l’influence des vagues et des courants, qui les poussent au nord-est vers la partie distale, le Hourdel. Finalement, à la fois par l’agrégation des galets sur le littoral, et par l’obstruction de la Somme au nord, les Bas-Champs sont donc laissés aux alluvions. Ils subissent de moins en moins l’influence de l’élément marin et de celui de l’estuaire.
Il commence alors un chantier pour rendre ces terres utiles à l’homme. Ce mouvement n’est pas un cas isolé et s’inscrit à l’échelle nationale. La poussée démographique qui culmine au XIIIe , voit radicalement changer le paysage de la France entière :
En tout cas la poussée démographique, cause ou effet du réveil européen, rend plus aigu le problème des rapports entre le monde sauvage et le monde humain, entre le sol indompté et les lopins exigus. La faim dont témoignent tant de squelettes décalcifiés des nécropoles des VIIIe et IXe siècles tenaille un nombre croissant d’hommes ; mais la peur les retient toujours aux lisières du bois. Dans le sursaut qui les jette après 950 à l’assaut des buissons, puis des taillis, puis des futaies, elle a cédé devant la nécessité. Et l’élan mêle, sans qu’on en débrouille aisément l’écheveau, une prise de conscience de l’homo faber, du travailleur dont Dieu louera l’effort.
− FOSSIER Robert. Paysans d’Occident (XIe-XIVe siècle). PUF, 1984, p. 103.
Ainsi, progressivement à partir du Xe siècle, les Bas-Champs deviennent cultivables puis sont cultivés. Tout cela est rendu possible par un climat plus doux, une stabilité politique et l’implication de l’Église.
L’abbaye de Saint-Riquier puis celle de Saint-Valéry-sur-Somme, la plus ancienne du diocèse d’Amiens fondée vers 615, ont la gestion du littoral. L’ordre des bénédictins met en œuvre l’assainissement des Bas-Champs, et de ce fait, le paysage change radicalement : de nombreuses parcelles formées de canaux et de semblants de digues (les relevés de terre) apparaissent, tandis que le produit du dragage forme les chaussées.
L’activité économique croît, car la pêche et le commerce ne constituent plus les seules occupations, l’agriculture et le pâturage se développent. En outre, de nombreuses ressources sont tirées du marais tels que, du fourrage pour les bêtes, de la tourbe et du bois, du roseau et du jonc pour les toits etc.
Nous avons dressé un tableau de l’évolution du paysage des Bas-Champs, de leur apparition à leur exploitation dans la période de grand défrichement, qui atteint son apogée au XIVe siècle. Jusqu’au milieu du XVIIIe , le paysage des Bas-Champs et ses activités ne connaissent pas de changement notable.
La figure ci-jointe, est un aperçu de ce à quoi ressemblait les Bas-Champs vers le XVe siècle, la différence avec la figure 1 étant flagrante. Comme nous allons le voir, des transformations plus récentes du paysage ont lieu, modifiant par conséquent les représentations de cet espace.

Quand l’homme prend le relais : digues, canaux et conquête du paysage
Le mouvement d’assainissement des Bas-Champs, débuté à partir du Xe siècle reste limité jusqu’aux XVIe – XVIIe siècles. C’est à cette époque que les techniques des ingénieurs hollandais s’exportent avec un pic vers le XIXe siècle. La volonté et le travail de l’homme ont permis de transformer ces marécages en Bas-Champs exploitables, tout en leur retirant ce « mauvais-air ».
Construction d’éléments structurant le paysage
La figure suivante permet de visualiser le travail de l’homme avec la construction successive de véritables ouvrages d’ingénierie : les digues. Il ne s’agit plus de simples relevées de terre. Ainsi, si l’on reprend la figure 2, on constate un changement notable dans le paysage. Car par accrétion littorale, nourrie par la dérive des galets, le Hourdel est sorti de mer. En parallèle, la construction d’une succession de digues au nord a permis de gagner jusqu’à 4 km sur la mer. D’abord en 1625, 1699, 1782 puis 1860.

Entre 1750 et 1773, le paysage des Bas-Champs connaît un tournant majeur. Le hâble d’Ault est fermé, et un vaste réseau de canaux façonne ce nouveau territoire conquis sur la mer.
Encore ici, on constate le difficile rapport qu’entretient l’homme avec la nature. Il faudra plus de 20 ans pour clore le hâble. En 1766, après de nombreux échecs 1500 hommes de corvée parviennent à ériger une digue. Cependant, pour évacuer l’eau, une écluse est construite à Cayeux, immédiatement emportée par la mer, une seconde est bâtie. Obstruée par les galets, elle conduit à l’inondation des terres trois années durant. L’ingénieur en chef des Ponts et Chaussées Bompard propose en 1768 d’effectuer des aménagements d’importance qui scellent la physionomie des Bas-Champs. La construction des canaux de Cayeux et de Lanchères est achevée en 1773. Ils acheminent l’eau jusqu’à l’écluse du Grand Terratu (tiendras-tu ?).
Aujourd’hui ces travaux demeurent visibles, les canaux et les écluses remplissent toujours leur office. En outre, durant cette même période débute la mise en place d’épis entre Ault et Cayeux dans le but de retenir les galets. Cette stratégie de défense face à la mer avec l’utilisation d’épis n’a pas changé.
Les conséquences des travaux du XVIIIe

Le hâble était un port d’une certaine importance, pouvant accueillir de grands bateaux. Ainsi la frégate La Licorne comptant 32 canons et 230 hommes qui participe en 1778 à la guerre d’Amérique a séjournée au hâble.
Il est attesté un phénomène de dérive du chenal d’accès au hâble, portant ce dernier à 400 mètres de Cayeux au début du XVIIIe . Ce phénomène touche également le port de Cayeux, rendant difficile puis impossible son utilisation. Ces évènements engendrent une transformation des rapports homme-milieu. Par conséquent Cayeux se tourne vers l’agriculture et voit aussi l’apparition des métiers de la serrurerie.
Il aura fallu plus d’un siècle pour que les Bas-Champs soient à nouveau dotés d’un port
En 1604 un projet de création d’un port fortifié sur la pointe des Bas-Champs, le Hourdel, est refusé par Henri IV. Il faut attendre 1833 pour qu’un port à quais soit construit. Il constitue le seul port des Bas-Champs et se voit souvent appelé « Port de Cayeux ».

Ce plan illustre le changement du trait de côte. Après Cayeux, la mer s’enfonce vers l’est. Au fil des siècles, cette partie en retrait gagne du terrain sur la mer…. et le cordon de galets s’allonge.
Le recul du trait de côte
L’effondrement des falaises est un phénomène récurrent à Ault qui, aussi loin que l’histoire remonte, a fait des victimes.
Ces deux images, permettent de visualiser ce recule, et la stratégie mise en place par les habitants puis les pouvoirs publics de « relocalisation ». On constate que le choix a été fait de créer un espace « tampon » entre la mer et la falaise, de façon à rendre cette dernière « stabilisée ».

Des digues aux décisions : les habitants face aux risques
L’inondation de 1990 intervient lors d’évènements climatiques exceptionnels. Une violente tempête combinée à une forte houle conduisent à la rupture de la digue sur 800 mètres. Néanmoins, on ne peut pas imputer cette rupture aux seuls éléments naturels.
Depuis plusieurs siècles, l’homme a transformé les Bas-Champs : dès le milieu du XVIIIe siècle des épis sont mis en place pour protéger le cordon de galets de l’érosion. Jusqu’en 1966, les habitants des Bas-Champs sont démunis face à ce phénomène, l’ampleur et le coût des travaux à réaliser sont trop importants. Cependant l’Association syndicale autorisée (ASA) des Bas-Champs de la Somme fondée en 1865 parvient à obtenir l’aide de l’État. De ce fait, en 20 ans, 51 épis sont construits sur 4.5 km.
Cependant la construction de ces épis a eu un effet pervers, car ils ont favorisé la fragilité de la digue en aval-dérive de la zone non renforcée.
Les conséquences de l’inondation de 1990 :
- La première conséquence est l’incursion de la mer sur 3.000 hectares de surfaces cultivables. Ces terres représentant la quasi-totalité de la superficie des Bas-Champs, ne peuvent plus être mises en culture du fait de la salinisation pendant 5 à 7 ans. L’agriculture rendue possible par les grands travaux du XVIIIe , qui avait supplanté la pêche, est fortement impactée. Cette situation explique la baisse du nombre d’exploitations. Les terres sont de qualité mais difficiles à cultiver, beaucoup d’exploitants possèdent des terres à l’extérieur des Bas-Champs.
Les directives européennes des années 1990 achèvent de transformer cette activité agricole. La directive CEE 2078/92 demande en effet que l’agriculture soit respectueuse des paysages, des milieux naturels et tienne compte de la protection de l’environnement. L’activité agricole doit se diversifier, et en partie se tourner vers le tourisme rural.
- La seconde conséquence est la prise de conscience par la population de la gravité de la situation. L’inondation même si elle n’a pas fait de victime, a conduit à l’évacuation de 283 habitations. Les sommes engagées pour lutter contre l’avancée de la mer sont très élevés.
- Renforcement du rôle de Cayeux-sur-Mer : étendu sur 40 hectares, Cayeux est au cœur de cette politique du maintien du trait de côte.
Cette ville de 2500 habitants a vu les premiers baigneurs arriver au milieu du XIXe, et depuis elle continue de renforcer son attrait touristique. Cayeux qui ne compte que trois hôtels jusqu’au XXe se métamorphose. La ligne de chemin de fer de la baie de Somme a fortement participé à cette ouverture au tourisme. La partie reliant Saint-Valery à Cayeux, a été ouverte en 1887. En 1903, c’est 45.000 billets qui sont vendus durant l’été. Aujourd’hui c’est plus de 30.000 touristes qui peuvent être accueillis dans la ville. En 1972 la ligne de chemin de fer n’est plus exploitée par la SNCF. Une association de passionnés et d’anciens cheminots décident de prendre en charge son exploitation et de la destiner au tourisme. Au tournant des années 1990, le rôle de l’association grandit, le nombre de touristes augmente et des subventions sont accordées.
Une coévolution fragile entre terre et mer
La population s’organise et tente de tirer parti de son paysage pour le faire perdurer. Il y a une prise de conscience de la place occupée au sein de ce territoire et des enjeux qui l’anime. Aujourd’hui face au manque de galets une dépoldérisation, au moins partielle, se précise. Ainsi après des siècles à construire les Bas-Champs, le rôle anthropique de l’homme dans le paysage n’est pas sans conséquence et l’oblige à interroger sa relation avec son milieu.
Les Bas-Champs incarnent un paysage hybride, né des forces naturelles et transformé par les efforts humains. Depuis l’estran originel jusqu’au polder cultivé, ce territoire témoigne d’un équilibre perpétuellement remis en question. Face aux défis climatiques et aux bouleversements côtiers à venir, il interroge nos choix, nos attachements et nos manières d’habiter le monde.
Pour aller plus loin
Quelques références :
- MOPIN Anatole, CAYEUX-SUR-MER (HISTOIRE DE). La Vague Verte − URL
- L’estuaire et la plaine maritime − Futura Science − URL
- Mairie de Cayeux-sur-Mer − La protection du littoral
- Histoire locale − Les Bas-Champs
Notes de bas de page
- Désigne une configuration spécifique du paysage, résultant de processus géologiques, climatiques ou anthropiques, et reflétant une morphologie particulière du terrain. ↩︎
- En écologie du paysage désigne l’élément dominant d’un paysage ↩︎
- Désigne un espace alternativement couvert et découvert par la marée ↩︎
- VASSELLE François. Les trésors monétaires gallo-romains du département de la Somme. Revue du Nord, tome 36, n°144, Octobre-décembre 1954, p. 467. ↩︎